S’instaure alors un rapport ― ou plutôt un non-rapport ― que je crois catastrophique. Et c’est ainsi qu’à la fin du XXe siècle, au début de ce XXIe siècle, il arrive assez souvent que l’on entende des philosophes dire, soit avec un air presque effarouché, soit avec une espèce d’autosatisfaction, avec une jouissance très semblable à celle du M. Homais de Madame Bovary : «Moi, la technique, je n’y ai jamais rien compris», ce qui veut toujours dire aussi : «Et je ne ferai jamais rien pour y comprendre quelque chose.» «J’ai un ordinateur et un téléphone portable, et je ne comprends absolument pas comment ça marche» : on entend souvent dire cela avec une espèce de contentement de soi complètement idiot et assez misérable ― comme si le fait de ne pas comprendre comment un système technique fonctionne était quelque chose dont on pouvait se vanter. Comment peut-on prétendre comprendre quelque chose de Hegel si l’on ne s’estime pas capable de comprendre le fonctionnement d’une diode? Hegel lui-même, qui a écrit par exemple sur l’électricité, aurait de toute évidence trouvé cela grotesque. La technique et la technologie font aujourd’hui chez les philosophes l’objet de nombreux clichés de ce genre, parfois, évidemment, un peu plus raffinés, mais qui sont pour moi de petits symptômes (comme Freud parle des «petites différences») de la dénégation et du refoulement de la question que constitue de façon originaire la technique pour la pensée proprement philosophique. La philosophie n’a jamais cessé de penser la technique en négatif (et peut-être, sans le savoir, comme le négatif à proprement parler, voire comme le négatif du négatif ― en tous les sens, fort divers, que peut avoir ce mot), mais sa non-pensée devient à notre époque à la fois évidente, manifestement désolante, signe d’une grande impertinence, d’allure parfois assez hystérique, et parfaitement intenable.

STIEGLER, Bernard (2004). Philosopher par accident, entretiens avec Élie During, éd. Galilée, Paris, pp. 16-17

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